Au resto le Phénix, c’est « comme à la maison »
J’IRAI MANGER CHEZ VOUS – Chaque jour, notre reporter s’invite pour prendre le repas dans un lieu insolite, ordinaire ou méconnu. Morceaux choisis.
Mohand Bouzar sort de derrière son bar, le combiné à la main. « Attends, je te la passe. Tiens Lulu, c’est ta voisine ! » Je n’en reviens pas. Lulu, c’est Lucienne, 93 ans. Attablée contre la vitre du petit restaurant, elle fait face à Madeleine, sa jumelle et son portrait craché. On m’avait averti : cette brasserie à couscous est un repère d’habitués. Mais de là à donner le numéro du fixe… Je suis tombée sur les plus habituées des habitués !
De sa banquette, Lucienne, chapeau beige, a vue sur la porte. En face, Madeleine, chapeau vert, observe les entrées et sorties par le miroir accroché au mur. Mêmes gilets en maille gris, mêmes foulards sombres, mêmes mimiques. Espiègles et tendres à la fois. Les jumelles passent leurs journées dans ce petit restaurant du XIIe arrondissement de Paris, à la devanture un peu désuète. Elles y mangent, brodent, dessinent et papotent tous les jours du lundi au dimanche, de midi moins le quart à 20h30. Pourquoi ? « On préfère être ici que chez nous devant la télé ! » répète Lucienne à l’envi. « On vient là pour se distraire. On voit du monde ! »
J’ai eu droit à des bises bien bruyantes en arrivant. Le patron m’avait demandé de ne les rejoindre qu’après le déjeuner. « Pour ne pas les fatiguer » me précise-t-il, protecteur. « Les deux mamies, c’est une famille » confie ce cuistot kabyle, quadragénaire aux airs de grand frère. Avec son frère Karim, ils gèrent le Phénix depuis deux ans et demi. Leur clientèle ? « Tout un mélange, selon Mohand, avec beaucoup d’habitués, grâce au bouche à oreille. Sûrement parce que c’est convivial » s’avance-t-il.
Toc toc. Derrière la vitre, un chauve à lunettes de soleil nous fait de grands signes avant d’entrer. Encore un fidèle du Phénix. « Ma fiancée ! » s’esclaffe-t-il avec Madeleine. Chaque jumelle a droit au baisemain. Il s’attable à côté, avec trois copains. Les vannes fusent. Ils sont venus car ils fréquentent la salle de sport à deux immeubles de là. De l’avis de tous, l’hôpital Saint-Antoine, les écoles et les nombreux bureaux du quartier fournissent l’essentiel des habitués. « On vient aussi quand ils diffusent les matchs du PSG », me raconte Alvaro, le plus fidèle d’entre eux.
« Le meilleur couscous du coin »
Galettes bretonnes, blanquette de veau, tagliatelles au saumon… Pour un menu à 12€50. Je trouve le choix plutôt large et je me dis que ça doit aider pour susciter l’habitude. « On n’a pas de carte ici, me reprend le chef, c’est à l’ardoise ». Les jumelles en profitent pour varier les plaisirs. Elles ne peuvent plus cuisiner comme avant, trop fatigant. Aujourd’hui, c’était poulet basquaise. Mais elles m’avouent un faible pour le couscous. « Le meilleur du coin », m’annonce fièrement Lucienne, avant de se reprendre en pouffant : « mais je ne peux pas dire, comme je ne connais pas les autres… » Forcément. Le soir, c’est « une soupe, un dessert, et on rentre. » En taxi, car elles habitent le quartier Daumesnil, à deux stations de métro. Le matin, c’est souvent le patron qui vient les chercher lui-même.
« C’est la famille »
J’essaie toujours de comprendre ce qui suscite une telle fidélité. Il est près de 16 heures et derrière le bar, je distingue un nouveau profil. Ce n’est pas un serveur, ni un cuisinier, mais un client très à l’aise. En jogging et manteau sombres, les écouteurs aux oreilles, il se sert lui-même. Le jeune homme rit de ma surprise : « c’est la famille, comme à la maison ! » Avant de retourner à sa bière et son steak à cheval. Encore un habitué : Simon, vingt-six ans, travaille pour sa mère, gérante du resto japonais en face. Après son service, il vient déjeuner tous les jours au Phénix. À force, il est devenu ami avec les patrons.
Je pars vers 16h30, avec une carte dessinée par Madeleine et Lucienne. La recette de l’habitude me paraît finalement toute simple. Je reviendrai. Au plus tard le 1er juin : les jumelles – les Juju pour les intimes – fêteront leur 94 ans, au Phénix bien sûr. Et je suis invitée.