Demain

LONG FORMAT – Le Nord, grand cru 2050 ?

Et si le vin français de demain se faisait dans le Nord ? La question aurait pu être jugée délirante il y a quelques années. Réchauffement climatique oblige, elle n’est plus tout à fait incongrue. Bouffe s’est rendu sur les terres du Nord pour mener l’enquête.

Du chardonnay produit dans le Pas-de-Calais ? Vraiment ? Les Hauts-de-France sont plus célèbres pour la bière que le vin, mais le dérèglement climatique pourrait changer la donne. Il ne manque que quelques degrés à la région pour une viticulture pérenne.

Dans une étude de janvier 2020, les chercheurs de l’Institut national de la recherche de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement (INRAE) alertent sur le devenir des exploitations viticoles face à la hausse des températures. Des bouleversements qui pourraient profiter au nord du pays.

Alors, le Nord, terre de vin ?  C’est le grand format multimédia de l’équipe « Demain » de Bouffe.

Au nord, c’était les vignobles

La région de Béthune (Pas-de-Calais) porte les marques de son passé industriel. Sur la route qui mène à Haillicourt, des carreaux de mine, des chevalements et des terrils, mais pas de vignobles.

Et pourtant, c’est sur l’un de ces terrils qui transpercent la morne plaine des Hauts-de-France que nous nous rendons. Ces collines artificielles sont formées par les résidus de charbon extrait des mines. Olivier Pucek et Henri Jammet y ont installé 3 000 pieds de vignes. Ces vignerons originaires du Nord partagent leur temps entre la Charente-Maritime et Haillicourt. En 2011, ils plantent des vignes. C’est le début de l’aventure de celui qu’ils ont baptisé le « Charbonnay » (contraction de « charbon » et « chardonnay »).  

Deux ans plus tard, les premiers litres de vin sortent des cuves. Ce n’est qu’en 2019 qu’ils commercialisent les premières bouteilles de Charbonnay. Un vin haut de gamme : chacune des 800 bouteilles se vend 45 euros. Stacia Urbaniak, ingénieure viticole à Arras, vante sa qualité. « Quand on organise des dégustations à l’aveugle avec des vins de prix similaires, le Charbonnay sort toujours dans les premiers », raconte-t-elle. On aurait bien aimé goûter, mais toutes les bouteilles de la cuvée 2019 sont déjà écoulées.

Le terril domine la petite commune d’Haillicourt qui compte moins de cinq mille habitants. De là-haut, le regard porte loin. Johan Cordonnier, ouvrier viticole, grimpe quatre jours par semaine la pente à 80% pour prendre soin du vignoble. « Ça fait les mollets ! », rigole-t-il. « Maintenant j’ai l’habitude, ça fait huit ans. Au début, c’était sportif. On n’avait pas d’accès à l’eau en haut des vignes, on remontait 100 litres tous les quinze jours à la force des bras ! » Aujourd’hui, une cuve a été installée au sommet. Elle recueille l’eau de pluie pour irriguer la vigne.

Produire du vin sur un terril, symbole du patrimoine industriel, est un bon atout marketing. Mais ce gros tas de charbon n’est pas sans qualités pour faire du bon vin. L’endroit est chaud, le sommet de la colline fume encore à certains moments de l’année. Au cœur du terril, la température avoisine les 70 degrés. Olivier Pucek, le vigneron producteur de Charbonnay, souligne la spécificité du terroir sur lequel il s’est installé. « Signe que l’endroit est bon, il y a une faune et une flore introuvables dans le reste de la région, des lézards par exemple, explique-t-il. Il ne fait pas assez chaud dans le Nord pour les lézards, sauf chez nous ».

Haillicourt n’est pas la seule commune de la région à produire son vin. Les Hauts-de-France comptent neuf domaines, mais seuls deux vins sont commercialisés : le Charbonnay d’Haillicourt et ses 800 bouteilles, et l’Atelier Watteau de Valenciennes, (établissement d’insertion pour personnes handicapées), qui en a vendu 11 000 en 2019. Les autres vignobles sont tenus par des structures associatives. 

Sources: cité nature d’Arras, ESAT Watteau

Quelques degrés en plus

La production de raisins devrait s’étendre significativement à l’horizon 2050. D’après l’INRAE, de nouvelles zones favorables à la viticulture verront le jour dans le nord du pays. Olivier Pucek développe d’ailleurs un nouveau vignoble non loin de son terril d’Haillicourt. Là-bas, sur les pentes calcaires des collines d’Artois, il veut produire un vin meilleur marché. « On va être aidés par le réchauffement climatique, reconnaît-il. On plante à Olhain, pas loin d’Haillicourt, on n’a pas la même chaleur que sur le terril. C’est moins intéressant. Sur ce terroir-là, quelques degrés de plus seraient un coup de pouce.» 

L’impact du réchauffement climatique est déjà sensible sur les productions viticoles : la date des vendanges a avancé dans tous les vignobles français. La situation en Alsace est frappante, selon les relevés de l’Institut national de la recherche de l’agriculture, de l’alimentation et de l’environnement (INRAE). En 1985, la cueillette du raisin avait lieu mi-octobre, en 2010 c’était un mois plus tôt, autour du 20 septembre. Une évolution qui altère le goût du vin : plus les vendanges sont précoces, plus le raisin est acide et le vin alcoolisé.

Source : INRAE

D’après les recherches de l’Institut, « 56% des régions viticoles du monde pourraient disparaître avec un réchauffement de 2°C, et 85% avec un réchauffement de 4°C ».

Source: INRAE

Pour Frédéric Hourdin, physicien du climat au CNRS, « il va falloir s’adapter au changement climatique, donc nous pensons qu’il y aura plus de facilités à avoir de la vigne dans le nord de la France ».

Des difficultés persistantes

Pour autant, faire du vin au nord du pays reste compliqué. « On va voir apparaître de nouveaux vignobles, mais je n’envisage pas un phénomène massif », analyse pour Les Echos Jean-Marc Touzard, chercheur à l’INRAE.

« Il existe aussi de fortes concurrences avec d’autres activités », estime le chercheur. Dans les Hauts-de-France, le fort rendement des terres agricoles est un frein au développement à venir des vignes. Dans cette région, un hectare de terre produit 180 quintaux de blé, quand en Charente, un même hectare n’en produit que 110. Produire du vin « demande des investissements considérables pour un risque économique élevé, notamment dans les pays du Nord, qui resteront soumis à des gelées tardives destructrices », rappelle Jean-Marc Touzard. « La vigne c’est dur, appuie Olivier Pucek du vignoble de Haillicourt. Ça demande beaucoup de travail, et quand ça gèle vous n’avez plus rien ». 

« On va voir apparaître de nouveaux vignobles, mais je n’envisage pas un phénomène massif »

Jean-Marc Touzard, chercheur à l’INRAE.

En 2050, même si les températures dans le Nord seront plus favorables qu’aujourd’hui, la région ne pourra pas produire tous les types de vins. À l’Institut français de la vigne et du vin (IFV), des chercheurs étudient la façon dont les fruits s’adapteront à ces terres. Les cépages actuels de la Loire et de la Bourgogne sont les plus à même de fleurir dans les Hauts-de-France de 2050. Pour Olivier Pucek, « le réchauffement climatique va permettre un autre type de viticulture. » La région ne pourra pas se spécialiser dans les vins hauts de gamme, nécessitant beaucoup d’ensoleillement. « Je pense que ce sera plutôt une production industrielle, comme il y en a déjà en Angleterre ou en Belgique, et ce depuis bien avant le réchauffement climatique. » La production s’orienterait plutôt vers « du sparkling, du vin pétillant, proche de celui fait actuellement dans la région champenoise », qui demande moins de soleil.

Les vignerons observent aussi un manque d’accompagnement de la part du conseil régional. L’Atelier Watteau d’Olivier Warzée abrite l’un des plus gros vignobles du Nord de la France, et il ne reçoit aucun soutien de la région. « On se débrouille seuls, notre culture des vignes est financée grâce à nos autres activités », résume-t-il. La situation varie localement. À Haillicourt, où le vin est aussi commercialisé, la mairie soutient le projet : elle participe à hauteur d’un tiers des investissements. Johan Cordonnier, l’ouvrier viticole du domaine, est salarié municipal. Le reste des fonds provient de particuliers.

Si le Nord se frotte de plus en plus à la viticulture, les régions viticoles traditionnelles ne devraient pas se vider pour autant. « Je penche plutôt pour un maintien des régions et des pays producteurs actuels, mais qui vont devoir s’adapter », analyse Jean-Marc Touzard.

Les recherches de l’INRAE s’attachent à penser le futur de la culture de la vigne et à permettre aux régions viticoles françaises de maintenir leur activité. Les cépages dits de « vendanges tardives » étaient au cœur du dernier programme de recherche de l’Institut. Le déplacement des vignes plus en altitude est une autre solution. Pierre-André Déplaude, vigneron à Tartaras dans la Loire, a fait ce choix. « Actuellement on est à 300 mètres d’altitude, explique-t-il, mais nous allons faire monter nos vignes et les orienter vers le nord pour pouvoir perdre quelques degrés ». Les vieilles régions viticoles n’ont pas dit leur dernier mot.

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé. À consommer avec modération.

Pauline COMTE, Arthur STROEBELE, Célia CUORDIFEDE, Baptiste LEPINAY, Stanislas POYET