À l’hôtel Ibis de Clichy-Batignolles, des femmes de ménage entament leur 200e jour de grève
J’irai manger chez vous,  Tous à table

Café et beignets au piquet de grève des femmes de ménage

J’IRAI MANGER CHEZ VOUS – Chaque jour, notre reporter s’invite pour prendre le repas dans un lieu insolite, ordinaire ou méconnu. Morceaux choisis.

Sur Facebook, le rendez-vous était donné à midi. Mais il pleut, je suis fatigué et je ne trouve pas l’entrée de l’hôtel Ibis de Clichy-Batignolles, dans le XVIIe arrondissement de Paris. Les minutes passent et j’arrive avec une vingtaine de minutes de retard. Devant la grande porte vitrée où entrent les clients, une dizaine de femmes de ménage et gouvernantes, des étudiants, des militants syndicaux floqués de brassards de la CGT… Deux pancartes donnent la couleur : « Je boycotte Accor ». Accor, c’est le propriétaire du groupe Ibis. « Non à la sous-traitance dans l’hôtellerie ! »

Quel rapport avec un repas ? À chaque rassemblement, les femmes de chambre cuisinent et partagent leur repas avec les personnes qui les soutiennent. Et des mobilisations, il y en a eu beaucoup. « C’est le 200e jour de grève aujourd’hui », m’explique-t-on. Plus de six mois. Elles ont eu le temps de varier les plaisirs : riz, couscous, galette des rois… ou encore un tiep, ce plat célèbre de la cuisine sénégalaise.

Emmitouflées dans leurs doudounes, les femmes de chambre disposent quelques gâteaux dans de l’aluminium. Sur un stand de bric et de broc – deux tables côté à côté – du jus d’orange, de l’eau et du coca-cola. Derrière elles, le menu du restaurant Ibis propose des plats alléchants. Mais aucun des participants n’aurait à l’idée d’y aller : tous préfèrent ces petits gâteaux préparés avec amour le matin même.

Saupoudrés de sucre

« Vous en voulez ? », me propose une étudiante de vingt-trois ans, enjouée. Elle ne travaille pas à l’hôtel mais est venue soutenir les femmes de ménage pour la troisième fois depuis le début de leur mobilisation. « Elles nous nourrissent à chaque fois », sourit-elle, avant de tendre son sachet de beignets à l’un et l’autre.

Au début je refuse, mon Kinder bueno du matin m’a suffi jusque-là. Je me contente de discuter. La jeune femme dénonce le « fléau de la sous-traitance » et salue le courage de cette mobilisation sociale. Et puis, je me rappelle que je suis censé parler de bouffe, alors j’engloutis deux, puis trois beignets délicieusement saupoudrés de sucre.

« Esclavage moderne »

« Vous avez pris des beignets ? » À lui comme aux autres, des femmes de chambres ne cessent de proposer leurs mets. « On a acheté la farine et on les a faites nous-même ce matin », explique Rachel. « C’est une façon de remercier les gens qui sont venus nous soutenir. »

Verre en plastique à la main, foulard coloré sur la tête, Rachel me raconte les maladies du dos, des pieds. C’est une figure de la mobilisation, elle connaît tout le monde. Difficile de parler tranquillement avec elle. Quand j’y parviens, j’apprends que cette quadragénaire travaille dans cet hôtel depuis seize ans. « Esclavage moderne », « licenciements abusifs », les mots sont forts. « On doit laver trois chambres et demi de l’heure. Or c’est impossible de faire le lit, la salle de bain, d’enlever la poussière, de passer l’aspirateur, de laver la baignoire en si peu de temps ! », déplore-t-elle avec colère.

Seules au début de leur grève, elles sont allées voir la CGT. Le syndicat, via la branche « HPE » qui regroupe les salariés des hôtels de prestige et économiques, les a tout de suite soutenues. « Nous demandons un paiement à la chambre, et pas à l’heure, pour arrêter le non-paiement des heures supplémentaires. Cela s’apparente selon nous à du travail déguisé, explique Claude Lévy, responsable du syndicat CGT HPE.

Un dernier pour la route

Un petit brouhaha me parvient aux oreilles. Derrière la vitre, assis à leurs tables, les clients du restaurant déjeunent eux aussi. À la sortie du repas, certains jettent un regard vers les femmes de chambre, d’autres tracent leur chemin. Je m’avance vers un groupe, joue le naïf et leur demande : « vous savez ce qu’il se passe à côté ? ». Plusieurs parient sur une manifestation contre la réforme des retraites.

14h05. Les manifestants s’agitent : un député vient d’arriver pour les soutenir. François Ruffin, élu de la Somme, proche de la France Insoumise. Une cafetière est encore posée sur la table, un thermos circule ici ou là. Le député serre des mains, sort son carnet, écoute avec attention les femmes de chambre. Quelques applaudissements. Lors d’une visite précédente, il avait donné cinq cents euros à leur caisse solidaire. « Vous êtes les invisibles. Je salue votre courage de tenir six mois comme ça. Se lever à 5h pour nettoyer des chambres à 120 euros la nuit et être payé 1050 euros». Une trentaine de minutes plus tard, après une pose photo, entouré des grévistes tout sourire, François Ruffin file à l’Assemblée sans un coca, café ni beignet. Moi aussi, je m’en vais, sans oublier un dernier beignet pour la route.