Foodporn : grandeur et décadence
Si vous avez déjà cru voir du sperme dans la crème dégoulinante d’un beignet ou un pénis décalotté dans un roulé à la saucisse, rassurez-vous, vous n’êtes pas fou. Érotiser la nourriture et la mettre en scène, c’est un art qui ne date pas d’aujourd’hui… et qui a un nom : le foodporn.
« La pornographie alimentaire, ou foodporn, est une représentation visuelle de préparation de repas ou de plats (…) prônant un excès de gras et de calories et donnant envie de manger ou définissant la nourriture comme un substitut au sexe. La pornographie alimentaire prend souvent la forme de photographies provocantes, à la manière des photographies « sexy » ou pornographiques. » L’expression « foodporn » a sa propre page Wikipédia, dont est extraite cette définition.
Le foodporn apparaît pour la première fois il y a quelques siècles… chez les Romains ! À l’époque, on parle plutôt d’orgies. Les aristocrates de la Rome antique voient dans le fait de manger une forme de préliminaires oraux. Les repas et les plats qui composaient ces orgies étaient pensés pour ouvrir l’appétit sexuel des invités… qui finissaient généralement par coucher ensemble.
Le premier terme qui lie vraiment « food » et « porn » apparaît en 1977. La New York Review of Books utilise le terme de « gastroporn » dans le compte-rendu d’un livre de cuisine de Paul Bocuse. Mais alors, qu’est-ce que ça veut dire ? Selon Urban Dictionary, « gastroporn » désigne un livre ou un magazine contenant des images de nourriture alléchante provoquant deux effets. D’abord, l’envie de s’écrier « j’en veux encore ! ». Puis, un sentiment de culpabilité face à ces images qui provoquent la gourmandise.
Mais le véritable acte de naissance de l’expression foodporn remonte à 1984. Celle qui l’emploie pour la première fois s’appelle Rosalind Coward, dans son livre Female Desire (non traduit). « La food pornography supprime l’étape de la fabrication d’un repas. La lumière est toujours parfaite. Les photos sont souvent retouchées », écrit la journaliste anglaise. C’est une manière d’invisibiliser le travail ménager, encore majoritairement celui des femmes, au début des années 1980.
Make junk food great again !
Mais le sens du terme foodporn va rapidement changer. Il devient très populaire dans les années 1990, aux États-Unis notamment. Après l’opulence des années 1980, un Américain sur quatre est obèse. Les autorités sanitaires se lancent dans une chasse à la calorie, à la graisse et à la malbouffe. Les coupables sont pointés du doigt : ce sont d’une part les grandes firmes de la junk food, et les mauvaises habitudes de consommation des classes populaires d’autre part.
Pour faire face à l’offensive du bio, de la nourriture saine et des injonctions au régime, les grands industriels américains se lancent dans une contre-attaque. But : rendre la calorie « great again ». Et justement, le sexe, ça fait vendre ! Des spots publicitaires qui vantent les mérites d’un chocolat, d’un café ou d’un simple sandwich d’une façon très esthétique apparaissent. Chaque ingrédient est érotisé, filmé dans les moindre détails, pour en révéler des courbes, des formes et des textures. La télévision française n’échappe pas au phénomène.
Dans cette publicité pour le Caprice des dieux, la dégustation du fromage, à deux, nécessite d’abord une véritable parade de séduction.
Chez Nestlé, on se croirait dans un téléfilm d’amour. Charger d’érotisme le domaine culinaire, ça permet d’augmenter ses profits.
Sensualité culinaire 2.0
Ce que la télé avait commencé, Internet va le terminer. Dans les années 2010, avec une utilisation massive et quotidienne d’Instagram, Facebook ou encore Pinterest, la tendance foodporn explose. Aujourd’hui, si l’on tape le hashtag #Foodporn sur Instagram, on tombe sur 217 millions de publications.
C’est donc un flux constant de photos de plats gras, sucrés, salés, qui circule sur les réseaux, provoquant envie, excitation ou… culpabilité. L’imagerie glamour, esthétique, chiadée, emprunte directement aux codes du porno. Sauces onctueuses et textures luisantes fétichisées dans des gros plans, qui ressemblent parfois à s’y méprendre aux fluides corporels et autres huiles utilisées par les acteurs porno.
Du sensuel au trash, il n’y a parfois qu’un pas, franchi par certains aficionados du foodporn hardcore. La chaîne YouTube Regular Ordinary Swedish Meal Time montre des Suédois en train de maltraiter de la nourriture sur fond de métal, comme l’explique la vidéo de présentation de la chaîne.
Dans un autre genre, des chaînes d’ASMR food au caractère souvent très érotique ont vu le jour. Dans la catégorie « Mukbang », on peut voir des jeunes femmes bimboïsées avaler des kilos de nourriture. Bruits de mastication et de succion à la limite du supportable. Sur la chaîne « HunniBee ASMR » par exemple, on voit une jeune femme mince et ultra maquillée s’empiffrer de nourriture rose.
Le foodporn est (presque) mort, vive le foodstylism !
Si le succès de ces chaînes reste grand, une autre tendance prend peu à peu le pas aujourd’hui sur le foodporn : le foodstylism, c’est-à-dire le stylisme culinaire. L’esthétique est plus travaillée et les aliments ne sont pas forcément gras. Selon L’Obs, en mars 2019, Instagram totalisait déjà plus d’un million de publications accolées au hashtag #FoodStylist.
L’engouement pour le « stylisme culinaire » est tel qu’une formation a même été créée par le chef étoilé Thierry Marx et la designer Mathilde de l’Ecotais : la Media Social Food. Dans cette école, on mêle connaissances culinaires et visuelles à destination des réseaux sociaux. L’idée : former des pros de la photographie gastronomique.
Qu’est-ce que cette tendance dit de notre société ? Dans les pages du Huffington Post, Valerie Taylor, cheffe du service psychiatrie du Women’s College Hospital à Toronto, n’y va pas par quatre chemins : photographier et poster des photos de ses repas sur les réseaux pourrait traduire un trouble alimentaire. Le fait de prendre en photo sa nourriture devient plus important que la nourriture elle-même et que les gens avec qui on la partage. Selon l’adage, on est ce qu’on mange… Mais en 2020, on est plutôt ce que l’on montre de son assiette.
Maya Baldoureaux-Fredon