J’irai manger chez vous,  Tous à table

Le déjeuner en salle de garde, sas de décompression à l’hôpital

J’IRAI MANGER CHEZ VOUS – Chaque jour, notre reporter s’invite pour prendre le repas dans un lieu insolite, ordinaire ou méconnu. Morceaux choisis. 

« Ce qui se passe dans la salle de garde reste dans la salle de garde », me prévient d’emblée le chef de la salle de garde de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris. Ici, tout le monde l’appelle « l’économe ». A-t-il bien compris que j’étais journaliste ? A partir de 13 heures, tous les jours, les médecins qui le souhaitent s’y retrouvent pour prendre leur déjeuner et décompresser. Dans un monde à part.

« Les médecins ont leur propre culture, et ce qui pourrait être choquant vu de l’extérieur est accepté ici », m’explique l’économe. « On est un peu le Charlie Hebdo de l’hôpital ». L’humour, je ne sais pas encore, mais les dessins, à n’en pas douter. Sur les murs se dressent des sexes, du cul. Du cul, des sexes. A toutes les sauces, toutes les modes et toutes les époques.

On m’installe à la table du chef. En arrivant, chaque convive touche l’épaule des médecins déjà présents. Le déjeuner commence. Les salades sont déjà sur les tables. Un homme arrive avec des tartiflettes. L’économe hurle « M. Amadir ! * » et la petite centaine de médecins, tous vêtus de leur blouse, tape leurs couverts sur leur assiette dans un bruit assourdissant. Bienvenue ! « Aujourd’hui, nous avons un journaliste avec nous. Alors tour à tour, on va lui dire nos règles », s’époumone-t-il. La salle de garde a ses propres codes, en dehors de toute convenance, loin de tous les usages de l’hôpital :

  • Jamais de ta bouche un terme médical ne sortira et seul le cuisinier de ta vulgarité jugera.
  • Toujours soigneusement tes instruments tu cacheras.
  • En salle de garde, toujours en blouse tu viendras.
  • D’une tape amicale, tes collègues tu salueras.
  • Toujours près du dernier assis ton cul tu poseras, ainsi jamais place vide tu ne laisseras.
  • La place de l’économe toujours tu respecteras.
  • Jamais avant le café tu ne te lèveras… 

Soudain, une jeune fille se lève. « Comme tu t’es levée et qu’il y a un ami journaliste, tu as l’énorme privilège d’être taxée », rugit l’économe. Elle a un gage. Elle s’allonge sur la table, lui se met par-dessus et fait une dizaine de pompes. Il revient à sa place, pas très fier, m’assure qu’il fait attention, que rien n’est fait « contre la volonté » des internes. Autour de lui, tout le monde rit.

« Un espace de liberté »

Un énième épisode de ce que l’on appelle l’humour carabin ? Emmanuelle Godeau, médecin de santé publique et anthropologue à l’École des hautes études en santé publique, le définit comme une « forme d’humour pratiqué par les médecins, dans le but de prendre de la distance vis-à-vis des tabous auquel leur métier les confronte, comme la mort, la nudité, la souffrance ». Elle raconte dans un interview du 5 janvier à l’Obs que cet humour s’exprimait dans les salles de garde au XIXème siècle. A l’époque, les conditions de travail des internes étaient déjà difficiles, et ce lieu à part leur permettait de se détendre dans des pratiques jugées immorales par la société. 

Pour mes voisins, la salle de garde est « un espace de liberté » où « on peut faire un peu n’importe quoi ».  Ils rappellent que personne n’est obligé d’y manger, qu’on y participe uniquement sur la base du volontariat. Il faut même payer une cotisation pour y faire partie. « Ici, on crée des liens hyper forts, on rencontre des gens », lance Marie, qui travaille au service de réanimation. « Avant de parler à un nouveau chef de service, tu fais gaffe. Mais si tu le rencontres en salle de garde, c’est beaucoup plus facile de travailler avec », abonde Philippe, pour qui le déjeuner est « une bouffée d’oxygène dans la journée ». 

Des salles de garde menacées

Aujourd’hui, pour de nombreux médecins de l’hôpital, les salles de garde sont pourtant menacées. « Les salles de garde sont carrément en danger. Il y a une OPA (offre publique d’achat, ndlr) de l’administration sur les salles de garde, car ils n’ont pas leur mot à dire sur ce qu’il s’y passe et ils veulent récupérer les locaux », explique l’économe de l’hôpital Saint-Antoine. Mais la menace est aussi intérieure. Les rites de la salle de garde ont de moins en moins d’adeptes, et ne sont plus respectées à la lettre. L’absence de candidat au poste d’économe en novembre dernier en est la preuve. « Ils sont moins attachés à ce genre de rituels », rappelle un « fossile », autrement dit, un ancien, qui a fini l’internat.

L’évolution des consciences sur les questions d’égalité femmes-hommes pousse également les salles de garde à évoluer dans leurs pratiques, parfois jugées sexistes. L’économe l’assure : « Aujourd’hui, c’est devenu un vrai débât ». Mais on n’en saura pas plus pour l’instant. Le repas n’a duré qu’une petite demi-heure. 

* Tous les noms et prénoms ont été modifiés