Fiction : En 2050… vaincre la pénurie de cochons
Chaque jour, nous imaginons l’avenir de nos assiettes à l’horizon 2050. Comment réagirions-nous face à la pénurie ? C’est ce que Bouffe a imaginé.
En 2025, une épidémie de grippe porcine décime les cochons du monde entier. Six années plus tard, de nouveaux porcs naissent dans les laboratoires chinois. Immenses, les cochons transgéniques ont conquis les cinq continents. En 2050, ces porcs sont les seuls qu’on trouve dans les élevages français.
Thierry Ménigault passe une tête depuis la porte de service. La foule est là ! Plusieurs milliers de personnes prennent place dans les gradins, les mains chargées de victuailles en pagaille. Les gens sont venus en famille, entre amis, rarement seuls pour l’élection du plus beau cochon de la région Grand Ouest.
La famille de Thierry Ménigault est dans le cochon depuis huit générations. Lui est le dernier rejeton de cette lignée d’éleveurs. C’est son père qui est passé à l’élevage de porcs géants. En 2025, la grippe porcine a décimé les cochons du monde entier. À partir de là, il n’y a plus aucun porc sur le marché. Six ans plus tard, les scientifiques chinois ont recréé une espèce en laboratoire, plus grosse et plus résistante : les cochons ont fait leur retour à la ferme des Ménigault.
Aujourd’hui, Thierry Ménigault, c’est une ferme de six niveaux dans la banlieue nantaise : 8000 mètres carrés exploitables en sous-sol, 3000 têtes de bétail. Thierry Ménigault pèse lourd dans la région, il aime à le rappeler quand ses amis moquent son embonpoint.
«Je te l’ai enduit, sa peau va briller bien comme il faut»
Thierry distingue le jury qui s’installe, il savoure son triomphe à venir. Aucune bête ne peut rivaliser avec sa Maÿlis, il le sait, et le jury le saura bientôt. Maÿlis, c’est une magnifique truie toute rose de 2500 kilos, des cuisses de taureau et un poitrail d’ours polaire.
Derrière lui, un petit homme s’approche et lui tape sur l’épaule, c’est Max, son vieil ami qui est venu pour assister à son triomphe. «La lumière est forte, ca risque de la blanchir ta Maÿlis», remarque-t-il.
«T’inquiète pas, répond le fermier, j’ai passé la matinée à la bichonner. Je te l’ai enduit, sa peau va briller bien comme il faut».
Le fermier lui fait signe de le suivre, il pousse une porte. Dans la salle, de part et d’autre d’une large allée, des dizaines de boxes se succèdent. Le troisième est celui de Maÿlis, elle mâche paresseusement sa pâtée. Max fait un mouvement de recul, il a beau connaître les cochons de son ami, celui-là, dépasse tout ce qu’il a vu dans sa vie. «À quel moment s’est on dit qu’on allait élever des cochons de la taille d’un grizzly, souffle-t-il. Je veux bien qu’il y en ait plus à manger, mais là…»
«T’es con, lui rétorque Thierry. On a besoin de viande, on aime la viande, sur ces cochons, il y a beaucoup de viande. T’es bien content de pas être obligé de bouffer des insectes. Il y a quand même 11 milliards d’êtres humains à nourrir.»
«Pas faux», répond son compère.
La sonnerie retentit, les premiers cochons vont commencer à défiler. Thierry court vers la porte pour regagner la grande salle.
La lumière l’éblouit. Il s’était habitué à la pénombre des enclos. Sur l’estrade, une vedette de la télévision chauffe la foule, les énormes enceintes balancent de la musique à plein pot. Les spots publicitaires des annonceurs défilent sur les écrans géants, le présentateur s’époumone pour couvrir la musique. Les minutes passent, pas la tension qui serre le ventre de Thierry. Enfin, le présentateur annonce le premier cochon. Une jolie bête, bien en chair, qui se traîne paresseusement devant le parterre de jurés.
Les cochons défilent et se ressemblent. Thierry ne perd pas une goutte du spectacle qu’il observe avec une moue dubitative. «Je gagne», assure-t-il à Max. Vingt-six bêtes sont maintenant passées et c’est bientôt le tour de Maÿlis. Thierry redescend l’escalier pour rejoindre sa bête. Dans l’enclos, il lui flatte l’encolure, elle grogne, il la saisit par le licol, elle le suit. Max l’aide, il ouvre la porte, mais reste à quelques mètres, impressionné par cette bête qu’il dépasse à peine.
La tête aplatie de Maÿlis s’enfonce dans les replis de son encolure, elle disparaît presque sous ses énormes oreilles tombantes. Ses pattes sont ridiculement courtes : les cuisses arrières sont énormes, si bien que ses pieds ressemblent à de frêles pilotis supportant une lourde maison. Sous l’impulsion de Thierry, Maÿlis se mets en branle.
Les secondes sont comme des heures
L’éleveur guide sa bête, Maÿlis avance lentement. Elle n’est pas habituée à bouger, elle passe l’essentiel de son temps immobile dans son enclos. Péniblement, elle se dirige vers la porte. Un jeune homme les attend, «à mon signal vous pourrez entrer. Vous suivez tranquillement le parcours jusqu’au podium, là, la bête reste quelques minutes, vous la présentez au jury, et vous repartez».
«Pas de problème», grommelle Thierry, qui s’est répété la scène des milliers de fois dans sa tête. Les secondes sont comme des heures, Thierry entend la foule, il attend son tour. Le jeune homme discute dans son talkie-walkie. «On attend encore.»
Un silence, puis la lumière. «C’est parti !», les portes s’ouvrent, les projecteurs aveuglent l’éleveur qui s’avance timidement. Thierry semble tenir Maÿlis à son bras. Pas après pas, le couple remonte l’allée jusqu’à l’estrade sous les regards ahuris des spectateurs et les flashs des appareils photos.
Les lumières tourbillonnent autour de lui, la foule accueille avec des vivas Maÿlis dont la taille énorme est un camouflet infligé aux autres prétendants. Mais Thierry n’entend rien, il avance le visage paralysé par l’émotion. À côté de lui Maÿlis, et ses 1200 kilos, marche de son pas lourd, la truie souffle et transpire sous les spots lumineux.
Les deux partenaires atteignent l’estrade et les jurés. Ils y sont, il y est. Thierry ne voit plus personne, il en oublie sa truie, dont le souffle se fait plus profond. L’animal racle jusqu’au fond de sa gorge pour aspirer l’air, son immense torse se gonfle au rythme de sa pénible respiration. Devant elle, un des jurés, le directeur de la FNSEA, le plus gros syndicat agricole s’est levé pour mieux admirer l’énorme cochon. Autour de l’estrade, les photographes se bousculent pour tirer le portrait de la bête en contre plongée.
Thierry relève la tête, les projecteurs l’enveloppent dans un halo lumineux. La musique s’est arrêtée, seules restent les acclamations des spectateurs. Thierry est au fait de sa gloire, les jurés lui semblent minuscules, lui se sent immense. Mais à ses côtés, Maÿlis s’effondre brutalement dans un craquement terrifiant. La bête a basculé dans un fracas terrifiant, ses frêles genoux brisés sous son poids énorme.
Thierry est assommé, les lumières tourbillonnent autour de lui. Maÿlis hurle à la mort. La foule s’est tue. Seuls les hurlements de la truie transpercent le silence.
Note de l’auteur. En 1993, les pattes de Big Bill, un cochon de 1,1 tonne ont craqué sous son propre poids…