Au McDo, « au moins, on est tranquilles »
J’IRAI MANGER CHEZ VOUS – Chaque jour, notre reporter s’invite pour prendre le repas dans un lieu insolite, ordinaire ou méconnu. Morceaux choisis.
Au McDo de Bobigny, ils sont nombreux à manger seuls. Parce que c’est pas grave, parce que c’est pour aller vite, parce que c’est pratique, parce qu’on est tranquilles. Rencontre avec ces solitaires du déjeuner.
Je manque de me faire virer. Tu m’étonnes. Ça fait trois heures que je suis dans ce McDo de Bobigny et que je ne consomme pas. J’ai encore rien pris. Je file de table en table et je parle aux gens seuls. Parce que dans ce McDo, presque tout le monde mange seul. C’est ce qui m’a marqué quand je suis arrivé. Tout le monde fait la gueule et bouffe son sandwich les yeux rivés sur le téléphone.
Il doit sûrement y avoir plein de parents qui disent à leur gosse « éteins ton portable quand on est à table ». Et tous ces parents, quand ils sont à McDo tout seuls, ils se laissent aller : ils jouent sur leur téléphone. Ça a pourtant pas l’air d’être trop l’éclat’, vu la tronche qu’ils tirent. Avec leur main libre, sans même jeter un œil à leur plateau, ils enfilent les frites les unes après les autres dans leur bouche. Le corps humain est bien fait, ils ne visent jamais à côté. Toujours dans leur bouche qui s’ouvre, se referme, mastique. Comme une machine. Et puis, comme ils ne veulent pas qu’on les dérange du tout, il y en a pas mal qui gardent leurs écouteurs sur les oreilles. Comme ça, ils sont tranquilles. A McDo, au moins, « on est tranquilles », m’ont dit Marvin, Geoffray, Claudine et Sophie. Mais les pauvres, c’était avant qu’un petit étudiant en journalisme aille se planter devant eux pour leur parler de leurs habitudes alimentaires.
A force d’embêter les clients, la sécurité m’a à l’œil. J’ai l’air louche. Et le grand monsieur avec son brassard orange vient me dire de m’en aller. « Je vais acheter à manger ! », je lui dis, au moment où il arrive. Surtout qu’il est bientôt 14h30 et qu’il fait très froid. Clairement, il y a pas de chauffage et j’ai les mains gelées. Je prends un McFirst avec un burger au bœuf et des frites. Classique. En plus, ça réchauffe les mains. Quoique. La bouffe est froide. Je pars vers une table. J’ai commandé un coca et on m’a mis un oasis. La dame qui pose les verres sur les plateaux s’est trompée. Mais le grand monsieur avec son brassard orange ne me quitte plus des yeux. Je fais comme si de rien n’était et m’assois dans mon coin. Se faire oublier. Ne pas faire de vagues.
McDo confession
Un gars se met à côté de moi. Je lui lance un sourire. Il est chauve. Des cicatrices sur la tête et une longue barbe noire. Le genre de gars avec qui je ne jouerais pas à « je te tiens, tu me tiens par la barbichette ». Mais il a un petit sourire malin et des yeux rieurs. J’entame la conversation. « Moi, j’ai une tête qui fait peur », qu’il me dit. Je lui réponds : « Mais non, mais non. Regardez, moi j’ai pas eu peur », et je lance un sourire engageant.
Mohammed, il va me parler pendant 45 minutes et me déballer toute sa vie. Sept ans de prison, une addiction au cannabis et les cicatrices de trois coups de couteaux sur le corps. Il sort une photo de sous son blouson. « Regarde, c’est ma fille. J’ai été récupérer des photos chez mon ex ». Elle est belle sa fille. Elle a le même sourire que son papa. Elle veut travailler « dans la criminalité », me dit-il. Mohammed, il mange au moins trois fois au McDo par semaine. Il aime bien. Il fait des rencontres, comme avec moi aujourd’hui, m’assure-t-il. Quand il est passé devant, tout à l’heure, il avait une petite faim et n’a pas pu résister. Ce qu’il aime surtout, c’est le goût.
« C’est bon », lâche-t-il en croquant goulûment dans son sandwich.
« Si on remplaçait la bouffe par des cachets, je boufferais des cachets »
Ce McDo a l’odeur des McDo, ce mélange de gras, de viande et de frites. De nombreuses personnes sont là parce qu’elles n’ont pas trouvé d’autres lieux où passer le déjeuner, parce qu’elles ont voulu fuir leurs collègues, parce qu’elles ont un rendez-vous à côté. Il y a de tous les âges. Un enfant court partout et hurle après s’être cogné dans une table. Une juge spécialisée dans la criminalité organisée se prend une pause pour se détendre. Geoffroy a un rendez-vous à la préfecture dans trente minutes et venait pour une petite faim. « Je vais au McDo occasionnellement. Je n’aime pas trop mais je trouve que c’est plus pratique de manger ici que de chercher autre chose », confie-t-il. Avant d’ajouter : « Manger seul, ça ne me gêne pas du tout. Pour moi, le repas, c’est pas un plaisir. Je mange parce que je suis obligé de manger mais si on remplaçait la bouffe par des cachets, je boufferais des cachets ».
« On se demande ce qu’on va faire, sans McDo »
Le McDo de Bobigny est perdu au milieu des immeubles gris. Il est situé à la sortie de Bobigny 2, une petite galerie marchande d’une quinzaine de magasins, en face du Chicken Spot, l’un des seuls autres restaurants du quartier. Le quartier abrite la préfecture, de nombreuses administrations et le tribunal. Mais l’hiver, il n’y a pas vraiment de lieux où se retrouver. Et McDo apparait un peu comme un refuge. Nassim, 60 ans, vient tous les jours boire son petit café, son journal à la main. Claudine s’assoit toujours à la même place, face au salon de coiffure du centre commercial. Elle ne consomme jamais parce qu’elle a du diabète. Elle vient juste pour retrouver sa copine, Sophie. Toutes les deux sont retraitées depuis dix ans et viennent tous les jours. « Ici, on voit du monde et on est tranquilles. On embête personne», m’explique Sophie. « Mais c’est bientôt fini tout ça » poursuit-elle, « ils veulent détruire McDo ». Dans un mois, le centre commercial va être rasé pour faire de la place à de nouvelles résidences. Elle regarde sa copine et lâche, mélancolique. « On se demande ce qu’on va faire, sans McDo ».